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Bifurcation

 

Commencer… Commencer par commencer. Respirer. Calme… Oui, c'est ça, se calmer et puis balancer un mot. N'importe lequel... pour voir. Pour voir l'effet produit… En laisser un se détacher… puis le suivre… sans crainte… Un mot… de ce tas grouillant… un mot puis un autre puis encore un autre… Une phrase… comme un collier… Un bout de phrase… Une lueur… Respirer… respirer… Se calmer… Respirer… Se calmer… Un collier… des perles… Une pluie de perles… dans le désert de la page… Une pluie apaisante… "Laissez venir à moi les petits mots"… "petits, petits…" 2 pages ! Pas 1 mais 2 ! Chut ! Ne pas se laisser intimider. "Petits, petits…" 4557 caractères ! Chut !… Silence… Patience… Chut… Calme… calme…Voilà… calme… Tu glisses… Tu glisses… la tête… lourde… et soudain le tas… le tas… de plus en plus compact… comme un rocher…  dans la tête… lourde… lourde… Attention ! attention ! ils se précipitent tous en même  temps !… Des mots… Des milliers de mots, dans le désordre… Aucun sens ! Des mots qui attaquent, les lettres qui s'agrippent… La page qui se remplit… vite… vite et n'importe comment ! Tu n'y peux rien… Ils sont les plus forts… Ils se bousculent… se pressent pour être écrits… Ils hurlent, ils crient…Tout le monde te croit fou… Tout le monde, après… Leurs yeux plein de pitié… quand tu lis… après.  
Un cauchemar… Endormi… la tête sur le clavier. Tombée…
Pas de panique… Ces secondes d'absence sont passées inaperçues. Respire… D'un geste, il n'y paraîtra plus… Laisse la souris de l'ordinateur courir sur ces pages recouvertes de signes incohérents et noircir chaque ligne… Appuie sur la touche suppr…  Voilà… c'est fait. C'est fini… le cauchemar s'est éloigné. Le désert blanc… à nouveau. Désolé… Un oiseau… Le ronflement de la machine… Les bruits de la ville, au loin. La cour, au repos. En attente. Immaculée comme l'écran…  
2 pages ! 36 paragraphes. 94 lignes. 969 mots. 4557 caractères ! 
Pas de panique. Commencer. Re-commencer… Quelque chose, un mot va poindre… un mot salvateur… Un départ… Le début d'un début… Allez, un peu de courage… Un peu de volonté… Regarde autour de toi. Tous penchés… les doigts alertes… allant et venant sur le clavier…  "Sujet libre." Ça sonne comme un glas. Une sentence… Sueur froide. Pas le droit de fumer.
" Bifurcation ! " Ça y est ! Un instant de distraction, le temps d'imaginer la première bouffée d'une cigarette… et il s'est échappé. Il a bondi hors du tas… Il est là…  Il trône… beau, fragile comme un bourgeon, une promesse… Bifurcation. Quatre syllabes. 11 caractères. Bifurcation… Bifurcation aux étages supérieurs de la raison… Bifurquer… Bifurcation… Bifurquer à la bifurcation… Bifurcation… Bifurcation… Bifurcation…
b
i
f
u
r
c
a                
t
i
o
n

Ne pas céder… Ne pas céder au découragement ni à la tentation de la rature. S'obstiner. S'entêter… Le remettre à l'horizontal… tel qu'il t'est apparu… Ce mot ne peut être venu pour rien... Allez, allez, recommence… Bifurcation… Bifurquer. Bifurque…
Bifurk est le nom du chat de ma voisine. C'est un beau matou au pelage soigné. Un de ces félins qui chie partout et qui pue et qui miaule du matin au soir et du soir au matin parce que sa maîtresse ne lui donne jamais à bouffer occupée qu'elle est à pleurer, à fumer ou à se faire sauter par le taré du quatrième qui frappe sa femme et ses enfants pour passer le temps abondant dont il dispose et jamais content avec ça !
Eh ben, tu vois !… c'est sorti, comme ça, d'un coup. D'une traite. Tu t'es soudain mis à taper à toute allure, sans retenue… Eh ben, tu vois… après tout, Bifurk le chat, c'est pas plus con que Mickey mouse ou Pif le chien. Et puis, non seulement ça, non seulement ça,  mais tu as atteint la deuxième page ! Tu es en route pour remplir le contrat ! Ce chemin de traverse va te mener quelque part. Il a une destination !

Tu as lu, re-lu, re-re-lu…  Envie de pleurer. Envie de fumer. 
Positiver, envers et contre tout. Positiver.
… Et puis tu as atteint la deuxième page… Et puis Bifurk le chat, c'est pas plus…. etc… 
 
Envie de sortir… de marcher dans la cour… Seul.

La prof surveille d'un œil et rêve de l'autre.
Paysage de dos courbés… de doigts en mouvement. Loin…
Découpe sombre, immobile d'une montagne de mots muets… inutiles.
Noires étendues de l'exil. 


Envie que la défaite soit totale et de tout faire disparaître. De tout effacer… quand, soudain, quelquechose… Un vent … une bourrasque, au sommet de la montagne, disperse les mots. Oui, une neige, tout à coup, et des mots comme autant de flocons légers, amicaux, légers qui volent, tourbillonent et tombent sur l'écran-page.
Envie d'é-cri-re, éc-rire… et rien de plus… Cependant, tu continues… Tu t'enhardis…Tu traces… Désormais, rien ne t'arrêtera, que la fin de la page… et  tu y es presque… Tu souris, tu te marres… Tu les emmerdes… Tu n'écriras rien de vrai… mais tu sais, maintenant que "bifurcation" est, contre toute attente, une victoire. Ta victoire… Un titre. L'intitulé d'une rédac de 2 pages, 36 paragraphes, 94 lignes, 969 mots, 4557 caractères dans laquelle il n'aura surtout pas été question de ton petit frère. De sa  maladie. De sa mort… seulement, pour toi et en secret, du gros matou qu'il aimait. De ce chat sans nom…  toujours en vie… toujours rôdant devant ta porte.
Tu souris… Sous la neige repose l'enfant… Sous la neige, l'enfant repose… en paix.
Tu es fier de ne pas l'avoir réveillé juste pour quelques lignes, pour quelques phrases. Tu es heureux qu'il ait échappé à ces pages. Tu trouves que, cette fois encore, il a été fort, ton petit frère. 

Sortir.
Avec lui.
Fumer une cigarette.

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